Privilégiée

Il y a plusieurs années ma grand-mère m'a donné une filette et un fuseau. Lors de mes vacances à la Toussaint, je lui ai dit que cela m'intéresserait d'apprendre à filer et elle m'a rappelé qu'elle m'avait donné le matériel pour et qu'elle connaissait quelqu'un qui filait très bien alors qu'elle ne s'en souvenait plus très bien. Nous avons donc pris rendez-vous pour les vacances de février avec un monsieur de 85 ans, ami de jeunesse de mon grand-père.

Mardi, direction la Chartre où Georges m'attendait avec 2 filettes et 2 écheveaux déjà faits et commencés le dimanche soir. Dans un premier temps, il m'a montré comment utiliser la pédale, ce qui n'est pas facile parce que la filette doit toujours tourner dans le même sens de manière à ce que le fil ne s'emmêle pas sur la bobine. Une fois que j'ai à peu près su le faire, nous sommes passé aux gestes réalisés par la main. La main gauche, placée au dessus de la main droite, serre la laine qui s'enroule sur elle-même grâce à la rotation de la filette, alors que la main droite tire et écarte la laine jusqu'à ce qu'on voit le jour à travers. On prend la laine à même la toison en partant toujours de la racine, avant qu'elle ne soit lavée c'est-à-dire quand elle est encore pleine de suint parce qu'elle glisse mieux et qu'elle est donc plus facile à filer. Lorsqu'une partie de la bobine est remplie on change la position du fil sur la bobine en le déplaçant sur un des crochets positionnés sur le côté de la filette.

Une fois la bobine pleine et que l'on en a deux, on peut les placer sur le dévidoir qui transforme les bobines en écheveaux. La laine est très irrégulière et les écheveaux sont réalisés en double pour faire directement des pelotes en double.

Tous les instruments que nous avons utilisés ont été fabriqués par Georges lui-même, qui a appris d'abord à filer des cordes, puis en regardant sa femme. Ils ont participé à énormément de foires de vieux métiers dans lesquels ils faisaient des démonstrations. Leurs Diplômes de notoriété trônent avec fierté dans le salon.

Durant deux après-midi, Georges m'a patiemment montré, corrigée et aidée en tournant constamment la courroie parce que je n'ai pas eu le temps de réussir à synchroniser tous les gestes: le pied et les deux mains. Il ne s'est pas lassé de mes erreurs, m'a donné des conseils chaque fois que je me trompais, m'a encouragée quand je le méritais et m'a accordé toute son attention. Le tout en discutant de ses souvenirs de jeunesse durant la guerre avec mes grands-parents, agrémentés de ses fameux jeux de mots. Difficile de dire à quel point il m'a émue avec sa générosité, sa chaleur et sa patience. J'espère qu'il sait à quel point il m'a fait plaisir en me faisant partager une partie de son savoir-faire et de son histoire. En souvenir, il m'a laissé emporter une partie de la laine qui lui restait, un des écheveaux que nous avons réalisés et je ne suis pas peu fière d'y avoir contribué, et le récit de sa vie qu'il a écrit pour ses enfants et petits-enfants. Je me sens tellement privilégiée.